Ce matin, Facebook m’a proposé, comme souvent, de revoir un post que j’avais partagé il y a quelques années. Pour une fois, j’étais content: cinq ans seulement, alors que j’aurais plutôt dit sept ou huit! Et pourtant…
Juste après, je me suis dit: “merde, j’ai l’impression pourtant que ça fait une éternité”. C’est là que je me suis rendu compte que ce post datait d’avant. D’avant l’irruption du cancer dans ma vie. Les jours heureux, les jours d’insouciance. Une insouciance dont je n’avais même pas conscience. L’esprit humain est ainsi fait que, trop souvent, nous ne réalisons notre bonheur qu’au moment où nous l’avons perdu.
Franchir le Rubicon
En bon petit intellectuel, j’ai pensé à César franchissant le Rubicon. Alea jacta est, tout ça. L’analogie est frappante. Au moment d’engager son cheval sur le gué, le futur dictateur savait qu’il n’y aurait pas de retour possible. Le choix était le sien, mais c’était un choix irréversible.
Le cancer est une sorte de Rubicon intérieur. Bon, tu ne choisis pas vraiment de le traverser, c’est la maladie qui choisit pour toi. Mais c’est un chemin que personne, hélas, ne peut rebrousser. Un poteau indicateur fiché dans la ligne du temps, avec deux inscriptions: avant – après.
Perso, je ne me suis pas rendu compte que je passais cette ligne invisible. Je n’avais même pas conscience de son existence. Il m’a fallu ce post Facebook, ce matin, pour réaliser l’ampleur de ce moment.
Ca, c’était “avant »
Et donc oui, aujourd’hui il y a “avant le diagnostic” et “après le diagnostic”. Après, c’est le royaume de l’inquiétude, de l’épée de Damoclès. De l’incertitude sur ce qui se passera ensuite. Même une rémission n’y change rien. Tous les cancéreux te le diront: la rémission, c’est un peu de soulagement, puis tout de suite de l’inquiétude: et si ça revenait? Et si autre chose m’arrivait? Et si, et si, et si…
Cette inquiétude sourde qui accompagne chacun de tes pas, tu ne la remarques pas tout de suite. Parfois, tu arrives à l’oublier. Toute une heure, comme aurait pu dire Brel.
Et le temps d’un sanglot, oublier toute une heure, la pendule d’argent
Qui ronronne au salon, qui dit “oui”, qui dit “non”, qui dit “je vous attends”.
Il en faut, de la concentration, pour oublier cette fichue pendule. Pour faire abstraction de la maladie et des soucis qu’elle apporte dans ses bagages. Pour faire des projets qui ne soient pas marqués d’un gros “et si?” sur le revers.
Mais était-ce mieux avant?
Et pourtant, je ne suis pas certain que je voudrais revenir en arrière, au temps de l’insouciance. Il en va de l’insouciance comme il en va du courage. Le vrai courage, disait François Mitterand, consiste à dominer sa peur, non pas à ne pas avoir peur. La vraie insouciance, ce n’est pas de ne pas avoir de soucis. C’est de trouve la force d’accepter leur présence et d’y puiser des raisons supplémentaires de profiter des cadeaux de la vie.