Au début de la maladie, la tentation est grande de se tourner vers les statistiques pour se rassurer. Je l’ai fait. Tu le feras. Tout le monde le fait. Et le premier réflexe de tes proches, quand tu leur annonceras ta maladie, sera de s’enquérir du « pronostic » des médecins. Oublie ça: les statistiques ne veulent rien dire. En tout cas, pas pour toi.
Je n’irai pas aussi loin que Mark Twain et son célèbre « il y a trois sortes de mensonges: les mensonges, les fieffés mensonges et les statistiques ». Il attribuait – erronément – la phrase au premier ministre britannique Benjamin Disraeli. Et dans un sens, la phrase n’est pas dépourvue de vérité. Tout dépend en réalité de l’usage qu’on fait des statistiques. Et pour en faire bon usage, il faut les comprendre. Tout le monde n’a pas eu la chance – ou la malchance – d’étudier cette matière, et c’est ce qui explique dans doute une partie des malentendus à son sujet.
Les statistiques, c’est quoi?
Pour commencer, il est important de comprendre que la statistique – la science des statistiques – comporte plusieurs aspects. Deux d’entre eux sont particulièrement importants:
- la statistique proprement dite: elle s’occupe d’étudier un « échantillon », c’est-à-dire un ensemble de chiffres, et de les résumer au moyen de formules mathématiques plus ou moins complexes. Ces formules permettent d’analyser les chiffres pour mieux les comprendre et en tirer de premières conclusions. Par exemple, on peut déduire des chiffres dont nous disposons que le cancer colorectal (le mien) est le deuxième cancer le plus fréquent chez la femme: 13% des cancers touchant les femmes, contre 37% pour le cancer du sein.
- l’actuariat: cette science associe statistique et calcul des probabilités pour tenter d’établir des « prédictions » basées sur les statistiques. Elle a été développée au 19e siècle pour établir les premiers contrats d’assurance vie. Mais c’est elle aussi qui permet d’établir les fameuses « chances de survie à 5 ans » des personnes atteintes de cancer. En clair, elle se base sur les statistiques de l’évolution des cancers colorectaux pour en déduire qu’un patient atteint d’un cancer de stade 4 au moment du diagnostic (c’est moi) à 5 à 30% de chances de survie à 5 ans.
- l’inférence statistique: l’inférence statistique est une discipline qui s’occupe principalement d’étudier la fiabilité des échantillons. Petit exemple pour mieux comprendre. Lorsqu’un institut de sondage étudie les intentions de vote avant une élection, il ne charge pas une armée de téléphonistes d’appeler l’ensemble des électeurs. Il prend un « échantillon représentatif » de la population (quelques centaines à quelques millliers de personnes). L’inférence statistique permet de calculer à quel point cet échantillon est « fiable » – représente bien la population – et ce calcule débouche sur une « marge d’erreur ». Si 10% des sondés ont déclaré voter pour Tartempion et que la marge d’erreur est de 3%, cela signifie que 7 à 13% des électeurs voteront pour Tartempion.
Oui, je sais, ça fait trois et pas deux. Mais en toute honnêteté, l’inférence, on s’en fout un peu dans le cas qui nous occupe, parce qu’on travaille sur l’entièreté de la population, ici tous les cancéreux de Belgique ou d’Europe. Mais j’avais envie d’étaler ma science, histoire que ma deuxième année de cours de stats à l’université serve au moins un jour à quelque chose qu’à faire des jeux de mots stupides sur la distribution de poisson (les fans de stats comprendront).
OK, et donc mes chances de survie?
Et bien, ma chère soeur ou mon cher frère en cancer, tes chances de survie, on n’en sait rien. Et j’ai envie de te dire qu’elles dépendent surtout de toi.
Je t’explique…
Les « chances de survie à 5 ans », sont une grandeur actuarielle. C’est-à-dire qu’elles dépendent d’une loi appelée « loi des grands nombres » ou « loi de Bernouilli ». En termes simple, cela signifie qu’elle permettent de prédire les choses avec une plus ou moins grande exactitude pour une population, mais ne permettent RIEN pour un individu. Nada. Que dalle. Autrement dit, on sait que, de sur 100 patients à qui on a diagnostiqué un cancer colorectal au stade T4 en 2018, 5 à 30 seront encore en vie en 2023. Mais quant à savoir si je serai parmi ces petits chanceux, et bien il est totalement impossible de le déterminer.
Et c’est tant mieux, quelque part. Parce que sinon, ce serait quand même vachement déprimant pour le patient, non? Savoir d’entrée de jeu qu’on est plus ou moins foutu, ça n’incite pas particulièrement à se battre. Et ça, ce serait vraiment dommage. Lis la suite, tu vas comprendre.
Une moyenne issue du passé
Les chances de survie sont donc une probabilité exprimée sur une population, non sur un individu. Et donc, elles ne te servent à rien pour ton propre cas. Mais ce n’est pas tout. En effet, si tu as suivi jusqu’ici, tu te rappelleras que les prévisions actuarielles sont basées sur… des moyennes. Or, d’où viennent ces moyennes? Du passé. Les types qui s’occupent de calculer ces chiffres prennent les cancéreux des X dernières années – je vais me renseigner pour savoir combien d’années – et regardent combien d’entre eux étaient encore en vie 5 ans après le diagnostic.
Autrement dit, les « chances de survie à 5 ans » sont basées sur des moyennes issues du passé. Et donc:
- Elles sont par nature plus « pessimistes » que nécessaire. En effet, la lutte contre le cancer fait des progrès chaque année. Nouvelles études, nouveaux médicaments, nouvelles méthodologies, nouvelles combinaisons de traitement, nouvelles techniques d’analyse des tumeurs… Autrement dit, les probabilités d’y rester ou de survivre sont basées sur les techniques médicales du passé, pas celles du présent. Nous avons donc tous de meilleures chances de nous en sortir que les statistiques ne le disent.
- Ce sont des moyennes. Et nous ne sommes pas toujours « dans la moyenne ». Prenons mon cas: j’ai 45 ans. Or, d’après les statistiques de l’association canadienne du cancer colorectal, 90% des personnes atteintes d’un tel cancer ont plus de 50 ans. Mieux: si j’analyse leur joli tableau des cancers détectés en 2015, je constate que 4,3% des patients ont entre 40 et 49 ans, alors que 54% des patients ont entre 60 et 79 ans. Autrement dit, les statistiques sont massivement basées sur des gens qui n’ont pas mon âge.
Un patient, une pathologie
Et l’âge n’est qu’un facteur différenciant parmi une multitude d’autres. Je cite pêle-mêle: les antécédents familiaux, l’état de santé général, le dynamisme du système immunitaire, le stade d’avancement du cancer, celui de la tumeur, la position de la tumeur dans le côlon, la présence ou non de métastases, leur nombre, leur localisation et leur taille, la présence d’autres affections plus ou moins grave (hypertension, pathologies cardiaques, diabète..), le mode de vie (sport, alimentation, consommation d’alcool, pollution aérienne…). Par ailleurs, le moral joue une grande influence sur les chances de guérison (tous les médecins que j’ai consultés me l’ont confirmé, je vais essayer de dénicher une ou deux études sur le sujet).
En théorie, on devrait pouvoir isoler chacun de ces facteurs et établir des pronostics plus précis. Par exemple, qu’en est-il des patients âgés de 47 ans, légèrement dépressifs, présentant une tumeur au stade cT3N1M0 – nous parlerons un autre jour de la caractérisation des tumeurs – dans le côlon sigmoïde, dont le père a été atteint du même cancer à 60 ans, qui font de la boxe anglaise mais ont tendance à abuser du Beaujolais? Le problème, c’est que plus on fait ça, plus on réduit la taille de la population. Et plus on réduit la taille de la population, moins les statistiques sont fiables. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça la « loi des grands nombres ».
Mais alors, ça sert à quoi?
En fait, les statistiques ont une utilité, et une seule: elles font partie des éléments sur lesquels les médecins se basent pour décider du meilleur traitement à suivre. Voici quelques exemples basés sur mon propre cas:
- les études ont prouvé que pour les cancers au stade 4 avec multiples métastases hépatiques, la combinaison qui donnait les meilleures chances de survie était: chimiothérapie + radiothérapie + hépatectomie (enlever les métastases du foie) + chirurgie colorectale (enlever un morceau de côlon). Dans cet ordre-là. Et avec des intervalles précis entre les différentes étapes. Après, ce n’est pas parce que les statistiques disent que ça maximise les chances que ça va nécessairement marcher. Mais les résultats obtenus au fur et à mesure permettent de valider l’approche, ou de changer d’orientation. Dans mon cas, la réponse de la tumeur et des métastases à la chimiothérapie s’est avérée excellente, donc on a poursuivi le schéma.
- au moment de préparer l’hépatectomie, le chirurgien qui s’est occupé de moi m’a expliqué que, pour les patients dans mon cas, les chances de récidive étaient de 50%. Comme à pile ou face, en somme. Il ne m’a pas dit cela pour me déprimer un bon coup (même si j’avoue que ça m’a fait un choc). Mais pour m’expliquer qu’il préférait du coup enlever les métastases une à une plutôt que de m’enlever le lobe droit (celui avec le plus de métastases) et de retirer les deux malheureuses qui étaient aller se loger dans le lobe gauche.
Et le plus amusant – enfin, je trouve – c’est que mon cas va bien entendu enrichir les statistiques sur le sujet, comme celui de tous les autres patients traités cette année.
Concentre toi sur toi-même
Tu l’auras compris, le message de base est le suivant:
- si c’est toi le patient, ne demande pas à ton médecin quelles sont tes chances de t’en sortir. Il n’en sait pas plus que toi. Par contre, concentre-toi sur ce qui peut faire pencher la balance en ta faveur: suivre le protocole qu’on te propose et garder le moral, c’est ce que te dira ton médecin. Après, tu peux aussi faire de la méditation, modifier ton alimentation et faire un peu plus de sport. Ca, ce sont des conseils proposés dans « anticancer » de David Servan-Schreiber. Un excellent bouquin écrit par un médecin, et basé sur des études scientifiques sérieuses. Nous en reparlerons.
- si tu es un proche d’un patient, ne lui casse pas les pieds à lui demander son pronostic. Ca va le déprimer, ça va te déprimer, et ça ne sert à rien. Si tu veux te rendre utile ou exprimer ta solidarité, prends-le ou la dans tes bras et serre-le ou la très fort, emmène-le ou la faire un truc qu’il ou elle aime bien, appelle-le ou la pour lui dire que tu penses à lui (ou à elle). Sois là pour elle ou lui. C’est le plus important et le mieux à faire.
Voilà. N’oublie pas: tu n’es pas une statistiques, mais un être unique, avec tes propres ressources et tes propres capacités. Oublie les statistiques et bats-toi avec toute ton énergie!