Lorsqu’on s’embarque – contre sa volonté – dans un périple comme le cancer, l’incertitude et la longueur font un incessant travail de sape sur le moral. Comment “tenir le coup”? Comment, comme disait l’autre, « rencontrer Triomphe après Défaite et recevoir ces deux menteurs d’un même front”, comment “conserver son courage et sa tête quand tous les autres les perdront”?
Je te le dis tout de suite, ma soeur, mon frère en cancer, il n’y a pas de recette miracle. Chacun doit trouver les petits “trucs” qui lui conviennent et lui permettent de tenir le coup. Et si Viktor Frankl – comme d’autres prisonniers – a su garder sa capacité au bonheur dans un endroit aussi horrible que le camp de concentration d’Auschwitz, nous pouvons nous aussi y parvenir.
Je voulais aujourd’hui partager avec toi les “stratégies” que j’ai développées ou renforcées au fil du temps pour rester capable d’éprouver de la joie et même une certaine forme de bonheur, au coeur de l’adversité.
Nourris ta vie intérieure
Frankl disait, à propos de ses co-détenus d’Auschwitz:
« Face à l’absurde, les plus fragiles avaient développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l’espoir et questionner le sens. »
J’ai eu la chance de prendre le temps, avant même de tomber malade, de nourrir ma vie intérieure et ma spiritualité. Qu’on soit ou non croyant, c’est un élément important de la vie, en tout cas pour moi. Et pourtant, je suis agnostique, avec une petite préférence pour l’athéisme. Ce qui ne m’a nullement empêché de m’interroger sur le sens de la vie et de chercher un sens à la mienne. Pas juste en général, mais aussi face à tout ce qui m’arrive. Frankl disait aussi, comme d’autres avant lui, que ce n’est pas ce qui nous arrive qui a de l’importance, mais bien la manière dont nous y réagissons.
Du coup, le cancer m’est surtout apparu comme une nécessité supplémentaire, plus pressante encore, de construire du sens, et d’en donner un à ma vie. Je m’efforce de vivre plus intensément les valeurs qui sont les miennes, de devenir un meilleur être humain, de remettre en question sans répit mes idées et mes opinions. Je continue à lire, à me cultiver, à discuter politique, économie, sciences, médecine, religion, culture, histoire… Cette quête de savoir et de liens humains me stabilise, crée en moi une ancre à laquelle mon âme peut rester accrochée dans les moments difficiles.
Profite de chaque instant
“Carpe diem”, si tu es épicurien. Ou “panta rheii”, si comme moi, tu penches plutôt du côté des stoïciens. Prends en tout cas le temps de ralentir pour profiter de ces petits instants uniques qui émaillent ta journée.
Un moment que j’aime beaucoup, par exemple, c’est le matin, juste après le réveil, quand je m’aventure au fond du jardin, quel que soit le temps, pour aller ouvrir le poulailler et nourrir mes poules (elles sont cinq, et les trois dernières s’appellent “coucou”, “roucoucou” et “Paloma”, c’est dire mon sens des jeux de mots foireux et des références obscures). C’est un moment qui n’a l’air de rien, et je pourrais même le voir comme une corvée. Mais c’est le contraire: j’en profite intensément. La sensation de l’herbe sous mes pieds, la qualité de l’air, les odeurs, les bruits, ma chienne qui gambade à mes côtés.
De même, je me déplace quasi exclusivement à moto. J’aime les sensations liées à la conduite, la nécessité de rester attentif à la fois au pilotage et à ce qui se passe autour de moi, le bruit du vent, les modifications d’équilibre, la petite satisfaction d’avoir exécuté une trajectoire parfaite dans un virage… Me déplacer devient un moment privilégié, une petite parenthèse qui me permet de me vider la tête et de rester concentré uniquement sur le moment présent.
J’essaie de collectionner ces impressions, de ralentir pour prendre le temps de les vivre. Cela m’assure de petites joies quotidiennes, et c’est l’ensemble de ces joies qui contribue à une impression de bonheur malgré les difficultés générées par la maladie et les traitements, malgré mes doutes et mes angoisses.
Mets de l’amour dans ta vie
Quand je parle d’amour, je ne parle pas uniquement de l’être cher. L’amour, c’est un sentiment qui englobe tout. Les amis, les relations plus distantes, les collègues et les clients, les inconnu(e)s dans la rue, le personnel des magasins, des administrations, de l’hôpital. Je sais que ça peut sonner très “new age”, mais c’est une réalité: l’amour, plus on en donne, plus on en reçoit. Avec les personnes qu’on croise, il suffit d’un sourire (même si ça ne se voit pas toujours sous le masque), d’un bonjour enjoué, d’un peu de chaleur dans la voix pour créer une dynamique positive dans la relation. Avec les amis et la famille, prendre des nouvelles des petites choses qui comptent pour elle, ne pas attendre qu’il ou elles appellent pour les appeler, pour proposer une activité.
Te rappeler aussi que si les gens sont maladroits dans les questions qu’ils posent, les nouvelles qu’ils demandent, les solutions qu’ils essaient de trouver pour toi (“dis, j’ai entendu parler d’un nouveau traitement”), tout cela vient d’un bel endroit, comme disant les anglais (“it comes from a good place”). Ce sont les sentiments qui les guide, le fait que tu comptes à leurs yeux, l’envie de lutter contre l’impuissance qui les envahit à te voir souffrir et te battre contre une maladie qui peut mal se terminer pour toi. Plusieurs personnes m’ont dit qu’elles m’incluaient dans leurs prières. Moi qui suis agnostique tendance athée, je suis convaincu que ça ne sert pas à grand chose, ou plutôt si. C’est une manifestation de l’importance que j’ai pour elle, dans leur coeur. Qu’elles prennent la peine de m’inclure dans leur dialogue privilégié avec leur dieu me touche énormément parce que c’est un acte d’amour. Et que l’amour, c’est ce qui me soutient quand je suis malade, quand les chimios me mettent à terre, quand j’ai envie de tout lâcher, quand je n’en peux plus de lutter et que les larmes montent.
Montre ta vulnérabilité
Personne ne te demande d’être wonderwoman ou superman. Personne ne te demande d’encaisser et de faire comme si de rien n’était. Bon, d’accord, personne ne te demande non plus de te plaindre et de geindre à longueur de journée, c’est sûr. Mais montrer ta vulnérabilité, avouer tes moments de faiblesse, parler de tes difficultés, ça aide. Ca permet aussi à ton entourage de comprendre ce qui se passe dans ta tête. Et parfois, ça leur permet aussi de supporter, ou au moins de comprendre tes sautes d’humeur.
Plus important encore, montrer ta vulnérabilité t’aidera à recevoir de l’aide quand tu en as besoins. Il y a deux mois, j’avais reçu une sale nouvelle chez mon oncologue, et j’étais dans le 36e dessous en arrivant à l’UTA (la salle de shoot). J’avais les larmes aux yeux, et les infirmières l’ont vu. L’une d’elles ma pris à part, m’a emmené dans un petit box de soins, a fermé la porte, m’a serré dans ses bras et m’a donné un paquet de mouchoirs. Elle est restée à côté de moi pendant que je sanglotais en lui racontant ce qui m’arrivait. Ca m’a fait un bien fou, j’ai pu accuser le coup, exprimer ma détresse, sortir ce qui devait sortir. Après un moment, on s’est levés et je suis allé prendre ma chimio. Je ne dirai pas que j’avais le sourire, mais au moins je n’avais plus un aussi gros poids sur l’estomac.
Courage!
Voilà. Tout ça n’est pas grand chose, et c’est beaucoup en même temps. J’espère que ce partage t’aidera, ma soeur ou mon frère en cancer. Qu’il t’inspirera et t’aidera. Ou qu’il suscitera au moins la réflexion. Je vois de tout lorsque je suis en “salle de shoot “ pour mes chimios: des patients apathiques, des patients désagréables voire agressifs, mais aussi des patients qui sourient. Qui parlent avec les autres patients, avec le personnel soignant, qui ont toujours un petit sourire. Ces personnes-là illuminent la salle. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard, c’est toujours auprès d’elles que les infirmières s’arrêtent pour plaisanter, discuter, faire une petite pause entre deux soins.
Cher Fred,
Quelle belle plume!
J’ ai bien ri en prenant connaissance des noms de vos poules: ils sont très doux à l’ ouïe et aussi, très signifiants… Notre chien, un Landseer mâle de 75 kgs, s’ appelle Nuts! C’ est doublement comique, vu sa taille, et le fait qu’il n’ est pas castré 😉 Il portait déjà ce petit nom quand nous sommes allés le chercher à l ‘ élevage.
Les sensations que vous décrivez quand vous faites de la moto, les satisfactions engendrées par la maîtrise de gestes qui assurent votre sécurité et que vous ne devez qu’ à vous seul (enfin, ajoutons tout de même le bon vouloir du vent?) … Vous rejoignez l’ esprit du livre de Matthew B. Crawfor: Prendre la Route, une philosophie de la conduite (https://www.editionsladecouverte.fr/prendre_la_route-9782707198808) qui nous emmène bien au-delà du civisme au volant…
Et comme toujours, je suis émue par le récit de votre vécu suite à la mauvaise nouvelle reçue chez votre oncologue, et par votre description oh combien réaliste des patients (que ce soit en salle de chimio ou salle d’ attente quelconque). A ce niveau, je dois apprendre la patience et la tolérance par rapport à tous types de patients, même si je m’ efforce d’ être toujours prévenante et souriante, surtout avec le personnel soignant. A l’ inverse, si d’ aventure un toubib ou autre soignant me maltraite (mauvaise humeur ou …), je me renferme dans ma coquille mais suis incapable de riposter … Et c’ est peut-être mieux comme cela.
Puisque cela fait quelques années que je suis votre blog, et que vous m’ avez fait la faveur de publier l’ un de mes « posts », je prends la liberté de vous serrer dans mes bras.
Affectueusement,
Nicole